On n’explique pas un coup de foudre, on se le prend juste en pleine poire. Après, on gère comme on peut…
J’ai découvert Terrence Malick avec la Ligne Rouge, à sa sortie au cinéma en 1998. J’étais parti voir un film de guerre de 2h45, plus pour passer un moment avec mon frangin qu’autre chose, et je m’attendais à me faire chier (suivre mon frère au cinéma, ça tient du quitte ou double…). Avant la fin du prologue, j’avais conscience d’avoir trouvé une vision du monde qui me parlait, et plus encore, qui me poussait à la réflexion (ce qui n’a jamais trop été mon fort…). Quelques jours plus tard, j’étais dans un cinéma du 5° pour voir son premier long-métrage « Badlands » qui me mit une telle claque que j’achetais aussi sec le dvd et celui de son deuxième « Les moissons du ciel » à Gibert. En rentrant, je revisionnais Badlands, en laissant les Moissons de coté.Ca m’a pris un an et demi pour regarder les Moissons du ciel. Malick n’avait fait que trois films en près de trente ans, et l’idée de me les être tous bouffés en moins d’une semaine sans plus rien avoir à me mettre sous la dent m’emmerdait profondément…Depuis, j’ai vu chacun de ces films entre quinze et cinquante fois, sauf Le Nouveau Monde, vu deux fois au cinéma et dont je viens de récupérer le dvd américain thanks to amazon…Voilà pour le petit préambule moi-moi-moi… Lui-lui-lui maintenant…
Il est sans doute inutile de présenter trop longuement La Ligne Rouge et Le Nouveau Monde. Le premier raconte la prise de Guadalcanal par les américains pendant la seconde guerre mondiale et le second reprend la légende de Pocahontas (bien que contrairement à John Smith, elle ne soit jamais directement nommée).
La Ballade Sauvage (Badlands, 1975 ) est inspirée de l’affaire Starkweather, et raconte, du point de vue d’une adolescente, l’errance sanglante de deux jeunes « largués », l’un obsédé par l’image de James Dean qu’il aimerait renvoyer de lui-même, et de sa petite amie, si naïve et cruche qu’elle aura besoin de six meurtres, dont celui de son père, pour se rendre compte que son petit ami a « la gâchette facile ».
Les Moissons du Ciel (Days of heaven,1979) narre l’histoire d’un étrange trio : un couple d’ouvriers agricoles (pas très glamours, paraît-il…) se faisant passer pour un frère et une sœur, et du propriétaire terrien pour qui ils vont travailler le temps d’un été, malade en phase avancé, et qui va s’éprendre de la jeune femme. Bill, le « frère » de celle-ci, au courant de la maladie du prétendant, la pousse à accepter le mariage, persuadé qu’un héritage sera bientôt perçu… Le tout est racontée par la (vraie) petite sœur de Bill, qui à onze ans à peine a déjà trop vécue et se fiche plus ou moins de tout ce qui se passe autour d’elle, se contentant de ponctuer les faits sans jamais prendre d’autre parti que sa propre vision du monde.
Le panthéisme cosmique
Malick -et son cinéma avec lui- est panthéiste : à ses yeux, les hommes, et la Nature dont ils ne sont qu’une infime partie, sont moins la preuve de l’existence d’un dieu (panthéisme dit acosmique) que Dieu lui-même (panthéisme cosmique) : c’est la somme des êtres vivants et changeants qui fait la divinité présidant au destin du monde, et non le contraire.Mais l’homme, semble nous dire le réalisateur, a perdu ce principe de vue : il a oublié qu’il faisait partie d’un tout en tentant de s’y donner une importance supérieure. La nature sauvage, indomptée, exempte de toute civilisation forcenée, et dont les natifs seuls gardent la pureté (ex : les indiens du Nouveau Monde, les natifs de l’île où deux déserteurs ont trouvé refuge dans la ligne rouge) est à la fois théâtre et enjeu de cette folie des hommes, tout en lui restant complètement étrangère. Il y a un plan dans La Ligne Rouge, où, au début d’un combat particulièrement redouté par les soldats, la caméra semble soudainement perdre tout intérêt pour la scène et se dirige vers un morceau de colline isolé, où les herbes sous le vent donne l’impression que la colline entière ondule…
Immuable, la Nature garde ses distances.Juste après le meurtre du père de la jeune Holly, dans Badlands, les deux amants criminels trouvent refuge dans une forêt. Là où un scénario classique exigerait des poursuites en bagnoles et des flics à gogo, Malick nous offre un quart d’heure de pure robinsonnade, Holly nous expliquant comment ils y construisent une cabane dans un arbre et à quels point chaque plante de la forêt peut trouver une utilité. Ce décalage entre ce qui est et ce qui « devrait être » montré, loin de perturber, nous permet de rentrer encore plus profondément dans l’esprit de ces deux jeunes paumés, qui n’aspirent en fait qu’à une simplicité perdue. La petite vie s’organise tranquillement, et c’est dans ce cadre désocialisé qu’ils vont le plus facilement passer pour un couple normal, bateau, voire chiant. La violence ne reviendra que lorsque la société se rappellera à eux. Kit est en train de pécher dans la rivière, s’énerve parce que rien ne vient. Le passage, au loin, d’un camion sur l’autoroute, le poussera d’un coup à prendre un revolver et à tirer en direction des poissons, alertant un policier aux alentours. Fin du paradis, clairement perdu au vu de la tuerie qui suivra…
Théâtre des passions humaines, lieu de rémission des péchés, isolement du reste des hommes, la Nature sauvage est avant tout la terre des origines, où les hommes savaient vivre en son sein en se fondant corps et âme dans le paysage et dans le pouls général. Les instances de Pocahontas l’indienne, avant qu’elle ne soit catholicisée et rebaptisée en Rebecca, sont des prières « païennes » à la Nature, mère première de chacun, et qu’elle appelle donc en conséquence « Mother ». Après son baptême, elle souffrira de ne plus ressentir ce pouls qui la liait au Vivant. Là encore, la société détruit tout, et la simplicité en premier lieu.
La Ligne Rouge commence par ces scènes où deux déserteurs ont trouvé refuge sur une île de Polynésie, dans un village de pêcheurs en bord de mer, où là encore l’homme et son environnement ne font qu’un. On a critiqué à Malick ce long préambule quasi-onirique, où l’on voit les habitants nager, chanter, travailler en harmonie. On lui a reproché ce côté « le bon sauvage est bon », mais ce n’est pas fondé : le peu de dialogues entre Witt et une native prouvent qu’elle est lucide et peu cruche (elle !) face à ce représentant étranger d’une armée inconnue. « J’ai vu un autre monde » dira Witt à son supérieur (Sean Penn), qui lui, militaire chevronné, considère qu’il n’existe qu’un seul monde, où la guerre tient lieu de « fixateur de règles ».
Chaque être vivant et changeant….Les plans d’animaux sont omniprésents dans le cinéma de Malick, ils reflètent le plus souvent l’esprit des gens les observant, dernière tentative de l’homme égaré pour se fondre dans un décor rassurant. Dans les badlands du Montana, Kit cherche refuge dans la contemplation de rapaces là où Bill, dans les vastes champs de blé du Texas fait face à des bisons comme s’il tentait de les sonder, à un moment où il se trouve complètement dépassé par la situation. Dans la ligne rouge, c’est un phasme sur un brin d’herbe qui va bloquer la concentration d’un homme, allongé pour ne pas se prendre une balle de sniper, au moment où la mort sera pour lui si présente qu’il ne lui faudra plus que l’éluder pour continuer d’avancer…
"(…)le part pris habituel chez Malick de sembler délaisser les hommes pour préférer s'intéresser à une nature censément immuable donne ici (
à savoir dans Les Moissons du Ciel, note de moi-même) l'impression d'un mépris du réalisateur pour ses congénères humains.(…) "
Blogueur anonyme voué à le rester, et dont l'article d'où est tiré cet extrait est à l'origine de la rédaction de ce post…
Terrence Malick est tout sauf un asocial méprisant. Particulièrement dans Les Moissons du Ciel, la Nature est un réflecteur des passions humaines. L’action se passe sur une durée d’un an, d’une moisson à l’autre, et chaque saison correspond à un stade de l’histoire (éclosion de l’amour pendant les moissons, mariage au début de l’automne, frilosité du ménage à trois pendant l’hiver, choix définitif de la jeune femme lors du printemps et conclusion criminelle en fin de cycle, lors des moissons suivantes.)
De même, dans Le Nouveau Monde, la Terre, enjeux du conflit entre natifs et colons, semble double. Du côté des natifs, le moindre filet de lumière pénétrant la forêt semble une offrande de la « Mother » tant révérée, et est filmé comme telle, apparition fugitive d’une omniprésence apaisante, alors qu’à quelques kilomètres de là, les colons baignent constamment dans la boue et la maladie, incapables de semer quoi que ce soit de viable. C’est Pocahontas qui leur apportera semis et nourritures. Les nombreuses scènes ou ce grand falot de Colin Farrell découvre le mode de vie des indiens est là encore révélateur du cinéma de Malick. John Smith (C.F.) fait constamment référence à la bonté et à la simplicité inhérente aux indiens, et bien que se sachant lui-même, de par son appartenance trop mal évoluée, hors de portée de cet état de grâce, tente de s’y immerger le plus possible. Pocahontas est pour lui moins une femme de chair que l’incarnation d’un paradis perdu.Bref, Malick ne délaisse jamais les hommes au profit d’une nature qui trouverait plus de grâce à ses yeux…
Au contraire, l’homme est constamment le centre de chaque image, et de chaque réflexion du réalisateur. C’est dans ce même esprit que Malick dote chacun de ses films de voix-off inoubliables, dont là encore, les utilisations sont multiples...
Le paysage sonore(on arrête de passer des petits mots à sa voisine au fond et on fait un peu attention au cours, merci…)
Le terme de paysage sonore semble ce qu’il y a de plus approprié pour définir le traitement du son chez Malick. Il se décompose dans les différents films d’un habile tressage entre musique (BO), bruits naturels, dialogues et voix-off. On peut néanmoins noter une réelle évolution au fur et à mesure des films dans l’utilisation même de ce paysage sonore, qui, au fur et à mesure, reflète en s’affinant la démarche première du réalisateur…
Dans Badlands, Holly nous dévoile sa façon d’appréhender le monde en commentant d’une voix quasi atone sa fuite avec Kit. L’importance du film réside moins dans le fait-divers en lui-même que dans cette voix-off, qui éclaire toute le sentiment d'irréalité des protagonistes vis-à-vis de ce qu’ils vivent. Ni l’un ni l’autre ne réalisent vraiment ce qu’ils font ni pourquoi ils fuient. Kit dira à la fin, à un policier, qu’il voulait simplement être connu « mais peut-être pas tant que ça ». Holly, elle, passe son temps à se demander ce que serait sa vie si chaque détail de celle-ci avait été différent, ou à écrire des phrases sur son palais avec le bout de sa langue pour être sûre que personne ne puisse les lire, ou à rêver qu’elle se réveillera bientôt chez elle, et que rien de grave ne sera arrivé -prenant même le soin de constater « mais ça n’arriva jamais ».
le but avoué de Malick sur Badlands était de tracer le portrait d’une adolescente dont le monde intérieur était si peu en phase avec le réel que rien ne pourrait la compromettre. Qu’elle parle des plantes de la forêt ou qu’elle raconte la mort de son ami sur la chaise électrique, le ton reste le même, mou, détaché, sans emprise sur le réel… On est presque surpris, tandis qu’elle lit un livre à haute voix (L’expédition du Kon-Tiki, me semble-t-il) de se rendre compte qu’elle a plus de facilité à mettre le ton et un tant soit peu de vie sur les paroles d’un autre que sur ses propres pensées. Est-il alors surprenant d’apprendre, à la fin du film, qu’une fois graciée par la cour, elle finit par épouser le fils de son avocat ? Incapable de se prendre en main, passant d’un « protecteur » à un autre (son père, Kit, son mari…) pour ne pas avoir à affronter sa propre vie, Holly est le reflet de sa voix. D’ailleurs, les dialogues entre les deux protagonistes sont en quelque sorte des voix-off plus que des dialogues. Chacun monologue plus qu’il ne communique, et même les relations sexuelles, qu’ils laissent rapidement tomber, ne leur procure aucune impression de « faire partie » d’un quelque chose, quel qu’il soit. Kit voudrait être James Dean, et a besoin de sa « girl » pour pleurer sur sa tombe quand une balle de la police l’arrêtera en pleine gloire criminelle. Holly a besoin de suivre quelqu’un qui s’occupera d’elle.Les musiques choisies ajoutent au caractère des personnages. Kit ne réagit qu’à Nat King Cole, quand les moments où Holly veut être seule « avec elle-même » sont bercés par les ambiances mélancoliques des « Trois morceaux en forme de poire » de Satie. Les scènes de rupture avec le monde extérieur (la scène de l’incendie de la maison de Holly, ou dans la forêt, sont elles illustrées par les chœurs de Carl Orff (la scène de l’incendie est d’une beauté à couper le souffle)).
« I’ve been thinking what to do with my future. I could be a mud doctor, checking out the earth underneath”
Linda, Les moissons du ciel
Plus encore qu’Holly, la petite Linda, des Moissons, est un personnage fascinant. Elle est la narratrice du film, à la fois point de vue omniscient (elle sait que ses « frère et sœur » sont en réalité amants, qu’ils en veulent à la richesse du propriétaire terrien, que celui-ci est en passe de mourir…) et totalement étranger à l’action (elle ne fait pas partie du trio amoureux, se contentant d’en récolter les privilèges, dont par ailleurs elle se fout…). Enfant trop vite grandie (on la voit au tout début du film travailler dans une usine, puis confectionner des fleurs en papier à revendre dans la rue), elle est le fruit d’une période trouble qui n’offre aucun horizon (le film se passe pendant la grande dépression aux USA). Là encore, l’époque du film est toute entière contenue dans sa voix : parlant crûment, sans état d’âme, persuadée que l’avenir ne peut-être que sombre. Même la période où elle mènera une vie de riche à la ferme ne trouvera guère grâce à ses yeux. « Les riches ont tout compris, ils ont la vie facile », mais les seuls moments d’amour avoués qui transparaîtront dans ses monologues seront pour les champs de blé, dont l’odeur s’insinue jusque dans ses rêves. Elle ira jusqu’à mentionner que, pour partir plus rapidement de la ferme, elle pense à voler les médicaments qui tiennent le propriétaire terrien en vie, et qu’elle le ferait sans état d’âme « comme pour les chevaux, qu’on abat dès qu’ils sont malades. »
Les bruits de la nature sont dans les Moissons de plus en plus présents : vent dans les blés, sauterelles, poules d’eau, fuite bruyante de tous types d’animaux dont les cris couvrent quasiment les cris des hommes lors de la grande scène d’incendie des champs (oui, le monsieur aime bien faire brûler des trucs dans ses films…). Là encore, il est à noter que l’incendie des champs de blé, (déclenché par le propriétaire lorsqu’il découvre être le dindon d’une farce magistrale), sonne pour les coupables la fin d’un paradis naturel qu’ils espéraient faire leur. La destruction de cet endroit, où la pauvreté et la grande dépression ne sont plus que de lointaines images « d’avant », renvoie à la faute, et au calcul des passions humaines. L’endroit détruit par l’avarice sonne l’heure de l’errance et du retour à la vie miséreuse.
C'est tout pour l'instant... En attendant la dernière partie de cette très très très très intéressante incursion dans le cinéma d’auteur américain, voici un pur petit moment de poésie qui berce la fuite en bateau des trois protagonistes des Moissons…
Linda (voix off) : Nobody’s perfect. There was never a perfect person around. You just got half-devil and half-angel in you. The sun looks ghostly when there’s a mist on the river and evrything’s quiet. I never knowed it before. You could see people on the shore but it was far off and you couldn’t see what they were doin’. They were probably calling for help or somethin’, or they were tryin’ to bury somebody or somethin’. We seen trees that the leaves are shaking and it looks like shadows of guys coming at you and stuff. We heard owls squawkin’ away, oonin’ away. Some sights that i saw was really spooky that it gave me goose pimples. I felt like cold hands touchin’ the back of my neck and- and it could be the dead comin’ for me or somethin’. I remember this guy, his name was Black Jack. He died. He only had one leg, and he died. And i think that was Black Jack makin’ those noises...”
Bonne nuitée les gens...